Les acteurs au pouvoir réduisent leurs incertitudes en tissant des alliances qu’un sociogramme rend visible. Le sociogramme se superpose à l’organigramme de l’organisation. Grâce au sociogramme, vous anticipez les réactions de l’organisation à votre initiative.
Pourquoi un sociogramme ?
Les personnages, leurs conflits, leurs alliances, je vais les représenter dans un sociogramme. Pourquoi ? Parce que, grâce à ma connaissance des relations entre acteurs, je vais anticiper les résistances à l’initiative que je suis en train de lancer. Moins de stress pour moi, moins de temps consacré à lutter contre les « fake news », un progrès plus rapide, des relations plus fluides.
Conflits et mauvaises relations ont leur place dans les organisations
Dans une usine de construction automobile, un chef d’atelier pique des colères homériques, il est craint de ses collègues qui en parlent comme d’un fou furieux. Pourtant, le directeur de l’usine l’apprécie et ne songe pas à s’en séparer. Ces personnages hauts en couleur sont courants, dans certaines organisations. D’autres fois, ce sont des conflits récurrents entre manageurs et collaborateurs sur des sujets comme l’emploi du temps, comme dans une unité de conducteurs de trains de banlieue que j’ai interviewée.
Tout aussi fréquent, le cas où des acteurs en protègent d’autres, comme s’ils faisaient alliance, sans raison évidente.
L’incertitude génère des émotions aussi fortes que l’enjeu de l’acteur.
Dans une relation sans enjeu, les affects ont toute chance d’être au calme. Par exemple, Catherine a ses propres objectifs, comme garder son emploi ou valider les dates de ses congés. En même temps, l’initiative X ne change rien à la situation de Catherine. Celle-ci y participera sans enjeu : elle ne joue rien de spécial pour elle-même. Que l’initiative soit un échec ou un succès, pas de différence pour Catherine. Il est certain qu’elle y participera sans affect, et aussi sans passion.
Par contre, admettons que l’initiative Y crée une incertitude pour Catherine. Cela peut être : si l’initiative Y réussit, Catherine a des tâches en moins à réaliser. Ou encore : si l’initiative Y réussit, Catherine a des problèmes en moins à résoudre. Dit autrement, l’initiative Y a un impact sur le quotidien de Catherine. De surcroît, qu’elle participe ou non à l’initiative Y, Catherine sent que celle-ci met en jeu quelque chose d’important pour elle, comme garder son emploi. S’il y a moins de travail, ou s’il y a moins besoin de ses compétences pour assurer la production, Catherine peut penser que son emploi est menacé. Ce faisant, du fait de l’importance de l’enjeu, l’initiative Y provoquera des émotions chez Catherine : appréhension, inquiétude, colère, même. Il est probable que Catherine opposera de la résistance au changement induit, donc à l’initiative.
En l’occurrence, le chef d’atelier irascible dont je parlais plus haut, est mesuré sur le nombre de moteurs qui sortent de ses chaînes de montage. Or, il affronte les mauvaises surprises des usines en amont (insuffisance de production des bielles, incident de livraison des culasses, etc.). Dépourvu de pouvoir hiérarchique sur ses prédécesseurs dans la chaîne de valeur, il joue de tout son pouvoir personnel : il menace, il hurle à tout va. C’est le rôle qui veut ça, et la psychologie du chef d’atelier supporte la pression du rôle au moyen d’un comportement « adapté ».
Les acteurs s’allient pour gérer leurs incertitudes
Un exemple : des conducteurs de train. Ils prennent leur service pour de longues heures. Souvent, il leur est demandé de découcher, c’est à dire de passer la nuit dans un foyer proche de leur gare d’arrivée en soirée avant de prendre les commandes d’un train de retour. L’enjeu de ces conducteurs de train, c’est d’adapter leur planning aux nécessités familiales, comme un enfant à amener chez le docteur. Or, ils sont fatigués de se voir imposer leurs rotations des prochaines semaines sans égards pour leurs impératifs personnels. Qui maîtrise cette incertitude ? Leur manageur. Ce dernier se livre à des calculs fastidieux à chaque nouvelle exigence de service.
Un conducteur demande une modification ? C’est une nouvelle galère pour le manageur. En même temps, qui diminue l’incertitude des rotations ? Les collègues conducteurs ! En effet, ils échangent volontiers des heures de conduites et arrangent les plannings. Les relations entre collègues conducteurs sont excellentes, on s’en doute. Les relations entre conducteurs et manageurs sont tendues. Soulagés que les choses se résolvent sans eux, les manageurs ferment les yeux sur les arrangements des conducteurs.
Aussi, pour nous qui lançons une initiative, observer les émotions qu’elle suscite est une clé du succès. Un acteur qui présenterait une électro-émotionnogramme plat montre par là-même qu’il n’a pas d’enjeu dans l’initiative. Ne pas attendre grand’chose de cet acteur-ci. Un autre acteur manifeste des émotions fortes ? Signe d’enjeux forts pour lui. Nous devrions compter sur cet acteur pour faire avancer l’initiative. Ou pour s’en protéger s’il s’oppose à l’initiative.
Décrire le conflit par un sociogramme aide à découvrir l’incertitude-clé de l’organisation et à identifier les acteurs qui ont du pouvoir.
Les acteurs qui ont du pouvoir sont ceux qui maitrisent l’incertitude des autres acteurs.
Le sociogramme, c’est à dire le schéma des relations entre les acteurs, vous donne le panorama des conflit et des alliances, bon point de départ de la recherche de l’incertitude-clé. En effet, si le système de relations, malgré ses défauts, malgré ses tensions, est stable, c’est qu’il résout assez bien une incertitude-clé. Certains acteurs y jouent un rôle prépondérant : mieux ils travaillent, plus l’incertitude-clé est réduite. Aussi, ces acteurs-là réduisent l’incertitude d’autres acteurs du système.
Quel rapport entre réduire l’incertitude et avoir du pouvoir ?
Le pouvoir, c’est lorsque Mme X peut faire que Mme Y fasse quelque chose que Mme Y n’aurait pas fait si Mme X n’était pas là. C’est assez clair pour le pouvoir hiérarchique. Maintenant, imaginez-vous voyager à l’étranger, dans un pays où vous avez perdu vos repaires, sauf que vous avez deux besoins-clés : miam-miam, dodo.
Si vous rencontrez Mme Z dont vous croyez qu’elle peut rendre plus sûr où manger (et quoi manger sans se rendre malade) et où dormir aujourd’hui (sans se faire dévaliser pendant votre sommeil), vous aurez tendance à faire ce qu’elle vous demande : vous rendre ici, payer telle somme, etc. Cette personne a donc du pouvoir sur vous. Enfin, aussi longtemps que votre miam-miam dodo est incertain. Car dès que vous avez résolu où manger et dormir ce soir, Mme Z cesse d’avoir du pouvoir sur vous. A moins que le lendemain l’incertitude réapparaisse.
Quelques situations quotidiennes de création de pouvoir
Vieux truc du commerce : afin d’avoir du pouvoir sur l’acheteur, le vendeur prétexte que le produit convoité est au bord de la rupture de stock.
A ces mots, l’acheteur voit son incertitude augmenter : aurai-je l’objet à temps ? Alors, il cesse de négocier pour assurer la livraison au plus vite. En fait de rupture de stock, pure invention du vendeur qui crée artificiellement une incertitude pertinente pour l’acheteur en face de lui. Notez bien que si l’incertitude d’icelui est la bonne affaire pécunière, alors le vendeur annoncera que la remise qu’il consent ne vaut que jusqu’à ce soir. L’incertitude de l’acheteur augmente : ferai-je la bonne affaire ? Plutôt que de poursuivre ses recherches, l’acheteur risque de se soumettre au pouvoir du vendeur et de signer sans tarder.
Tour éculé du particulier vendant sa machine d’occasion : « il y a un autre acheteur qui vient la voir cet après-midi ». Idem pour le particulier en quête de la pièce rare au meilleur prix : « j’ai d’autres objets à voir ce week-end ».
En fait, non. La Moto Guzzi California III noir métallisé est unique à 5000 kilomètres à la ronde et c’est l’unique engin dont le candidat acheteur rêve jour et nuit, soir et matin depuis son enfance. Quant au vendeur, il se morfondait sans recevoir aucun appel depuis 6 mois qu’il l’avait mise en vente. Se sentant l’un et l’autre dépourvus de pouvoir, chacun tente de s’en créer de toute pièce en inventant visiteurs ou motocyclettes, de façon à augmenter l’incertitude de l’autre : « pas sûr qu’il me la vende à moi » ; « pas sûr qu’il me l’achète ».
Le système se donne à découvrir entretien après entretien.
Pour connaître les courants de la rivière, celui qui veut la vérité se doit d’entrer dans l’eau.
Sri Nisargadatta Maharaj (cité par Michel Coquet).
Pour nous, entrer dans l’eau, c’est interviewer les acteurs concernés par l’initiative.
Au début des entretiens, c’est fréquent, je suis dépassé par les informations que j’accumule ; pire, certains entretiens remettent en question l’idée que je m’étais construite sur la base des entretiens précédents. Phase normale où il me faut accepter d’avancer dans l’obscurité. Le système d’action se donne à découvrir avec lenteur. Patience ! Après un certain nombre de rencontres, les entretiens chassent le flou, l’image du sociogramme se met au point.
D’ailleurs, l’obscurité du début est signe que je ne plaque pas d’idées préconçues sur la situation : c’est certes inconfortable, mais c’est une très bonne chose pour l’écoute et l’observation de la réalité, du terrain.
Débuter les interviews par les acteurs les plus proches de la réalité, du terrain.
Je peux me tromper, mais, empiriquement, les acteurs qui créent la valeur centrale, celle sans laquelle les autres valeurs ajoutées perdent tout intérêt, sont ceux qui sont le plus proche du terrain, de la matière, de la réalité.
Par exemple, à quoi sert de livrer à l’heure et aux bonnes quantités, à quoi sert de facturer du premier coup le bon montant, si les pièces livrées sont non conformes ?
Pourquoi débuter les interviews par ces acteurs-là, qui bien souvent sont aux places hiérarchiques les plus basses dans l’organigramme ? Pour plusieurs raisons :
- ils évoquent les problèmes qu’ils résolvent au quotidien,
- leurs managers se rendent compte que, les ayant interviewés en premier, je sais des choses qu’eux-mêmes ne savent peut-être pas,
- ces mêmes managers, sachant qu’ils peuvent être démasqués, sont plus sincères lors de leurs propres interviews.
Où trouver l’incertitude-clé ? Dans les entretiens avec les acteurs, dans les difficultés qu’ils ont citées.
Le sociogramme vous donne le panorama des relations de conflit et d’alliance : bon point de départ de la recherche de l’incertitude-clé.
Où trouver l’incertitude-clé ? Dans les entretiens avec les acteurs, dans les difficultés qu’ils ont citées.
Ça peut être une fragilité de l’organisation due à la technologie. Imaginez une gare en cul-de-sac, une gare à très fort trafic par laquelle transitent pour aller travailler des centaines de milliers de personnes matin et soir. La technologie impose de changer à chaque fois de locomotive : celle de tête est coupée des wagons, tandis qu’une autre locomotive arrive et est attachée en queue, puis tirera le train en sens inverse. Après le départ du train, l’ancienne locomotive de tête repartira vers le dépôt. L’organisation de la gare a optimisé les allers et venues des trains et des locomotives. Tellement optimisé qu’un train qui libère son quai 30 secondes de retard provoque chaque fois 30 minutes de désordre ; une minute de retard, une heure de désordre, et ainsi de suite.
Dans cette gare, l’incertitude-clé est : comment faire pour qu’aucun train ne libère son quai en retard ? Du coup, regardez les acteurs qui maîtrisent le mieux cette incertitude-clé : les agents qui décrochent et accrochent les locomotives aux wagons au niveau des quais. Ce sont eux qui ont le plus de pouvoir réel, même si ce sont les agents les moins payés de l’organisation. Au moment d’introduire un changement quelconque, écouter ces acteurs-là est de la plus haute importance, du fait de leur pouvoir.
Comment établir un sociogramme en partant de l’organigramme.
Relisez les notes prises au cours des entretiens que vous avez réalisés. Dessinez sur un schéma les personnes et leurs relations entre elles, celles dont elles vous ont parlé. Une relation donne une flèche. Donnez une épaisseur au trait de la flèche : celle-ci est plus épaisse lorsque la relation est plus intense. Donnez également un signe, suivant les émotions évoquées par la personne quant à sa relation : « – » pour une mauvaise relation, « + » pour une bonne. Ou bien coloriez en rouge la mauvaise relation, en vert la bonne. Vous obtenez un sociogramme !
En parallèle, poursuivez les entretiens de découverte (les trois questions : qu’est-ce que vous faites, qu’est-ce qui est difficile, avec qui vous travaillez). Rencontrez les personnes dont vos interlocuteurs jusqu’à présent ont parlé, celles avec lesquelles ils sont en relation. Rencontrez en priorité les personnes les plus proches du terrain, en bas de l’organigramme.
Au début, votre sociogramme évoluera au fil des entretiens. Et au bout d’un certain temps, il se stabilisera. Dès lors, mettez-vous à la recherche de l’incertitude-clé de l’organisation et, en conséquence, des acteurs au pouvoir réel.
Face à des mésententes ou des conflits entre collègues, avant d’invoquer la psychologie, dessinons un sociogramme.
Identifions les alliances entre acteurs et cherchons l’incertitude cruciale autour de laquelle ils se sont organisés. Lorsque viendra le moment d’introduire un changement dans ce système, nous saurons respecter le pouvoir des acteurs, anticiper les résistances et convertir les hésitants bien plus aisément.
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